-Mais que ferons-nous d’elle, alors ?

Mon confrère et plus vieil ami était assis devant moi. Nous bavardions, comme à notre habitude, autour d’une tasse de café avant de continuer notre chemin en direction de nos bureaux respectifs, afin d’engager une journée de travail. Et quel travail m’attendait !

-Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas, Loan.
Essayons de rester positif !

Je n’y croyais pas vraiment. Mon faux ton enjoué était même raté. Il le sentit sûrement.

-Essayons, du moins !

Il reposa son café qu’il venait de terminer, prit sa veste dans un élan et s’éclipsa. Fidèle à lui-même. Il apparaissait et disparaissait tel du brouillard à n’importe quelle occasion. Je portais ma tasse encore brûlante à mes lèvres en songeant à cette jeune fille.

Je n’aimais pas réellement la façon dont on parlait d’elle. « Qu’en ferons-nous ? ». Elle n’est pas si inhumaine que je sache. Enfin, oui, que sais-je ? Je vais la rencontrer, pour la première fois, lorsque je serais arrivée à destination. Je ne sais que ce qu’on en dit. Immobile. Déstabilisante. Vide. La plupart des psychologues la déclare sans espoir. Ils ne la voient plus que comme une bête de foire. Un phénomène parmi tant d’autres. C’est peut-être pour mon entêtement à parler aux autres en tant qu’Homme à Homme quelque soit l’état physique ou mental de mon interlocuteur que l’on m’a suscitée. Je n’y avais pas vraiment réfléchi jusqu’alors, mais pourquoi moi ? Si peu ancienne dans ce milieu. Oui, ma réputation se forme, mais si même Loan n’avait pu me dire qu’un « Il faut l’avoir en face pour comprendre », dans quel état est-elle ? Pourrais-je en venir à bout ? Si rien de nouveau ne ressort de cet entretien, on arrêtera. D’où ce « Mais que ferons-nous d’elle ? ». Je suis sa dernière chance.
Cela m’occupa encore en chemin. Les trajets à pied m’aident vraiment à prendre conscience de ce qui me turlupine. J’étais désormais devant cette porte. L’ouvrir consistais à entamer ma journée. Je n’avais qu’elle de prévue. Courage !

Elle n’était pourtant pas encore arrivée. Je décidais d’attendre à mon bureau en me remémorant le peu de connaissance que j’avais sur elle. Son dossier était épais, je l’avais lu une petite douzaine de fois et il se répétait souvent. Distante. Méfiante. Semble avoir son propre langage. On ne connaissait rien de son passé, et c’était, avant tout, ça que l’on cherchait. Une fillette de douze ans percutée par une voiture alors qu’elle traversait la route, de nuit, nue. D’après les recherches, personne ne la réclamait. C’était un fantôme muet. Et tant qu’elle serait inconnue avant cette nuit d’hiver, on ne pourrait ne serait-ce qu’essayer de comprendre. Son état est-il du à l’accident ? Vu les circonstances de celui-ci, sûrement pas totalement. Fille battue ? Car il ne faut pas oublier les nombreuses blessures antérieures qu’elle avait lorsqu’on l’a retrouvée. Kidnappée ? Reniée ? Ou était-ce du à ce qu’elle aurait pu voir ? Un témoin dangereux, alors ? Des parents assassinés sous ses yeux ? Est-elle victime d’un viol ? Est-ce que le lien se créer bien avant ce jour ? Ou est-ce que toute cette histoire n’est qu’un malheureux concours de circonstances ? Autant d’hypothèses que de réactions possibles de sa part. Si son mutisme disparaissait … Ou si j’arrivais à lui faire prononcer rien qu’un mot, on ne l’abandonnerait pas. On pourrait lui laisser plus de temps encore. Et elle en a sûrement besoin, de temps.

Elle entra dans la pièce. Non ; quelqu’un entra dans la pièce. Mais je savais que c’était elle. Pas que ma secrétaire ait interdiction de pénétrer ici, mais il se dégageait une étrange atmosphère. Différente. Intriguante. « Il faut l’avoir en face pur comprendre. » Beaucoup aurait cherché à la rejeter, la fuir, mais moi, non. « Cette sensation m’est étrangère, elle ne peut qu’être mauvaise. » aurait songé la plupart de la population. Mais ça doit être sur ce point que l’on voit la différence entre les autres et nous qui exerçons ce métier ; nous ne voulons pas la cacher, nous voulons la découvrir.

Je relevais la tête pour l’apercevoir déjà assise juste en face de moi. Elle était belle. Ce fut la première pensée qui me vint à l’esprit. J’aurais pu d’abord remarquer son interminable chevelure, sa stature si frêle, sa peau si pâle. Mais ce fut les magnifiques traits de son visage qui me frappèrent. Et pourtant, ses cheveux ébènes en cachaient une partie. Le deuxième point, ce fut son étonnante jeunesse. Vingt-deux and, ce n’est rien, mais contrairement à d’autres qui seraient ensevelis sous les années suite à tant de probables chocs, elle semblait avoir gardé son innocence de douze ans. Ceci n’est pas forcément à envier ; derrière ce phénomène se cache peut-être un réel blocage sur cette période. Et si, pour elle, ces dix dernières années n’avaient pas existées ? Si le temps s’était arrêté depuis si longtemps ? Cela pourrait être la conséquence d’un regret. Un fait si affreux à ses yeux qu’elle se persuaderait de sa non-existence. Elle se dirait en train de rêver, en train d’attendre de se réveiller.

-Bonjour. Je m’appelle Hélène.

J’essayais d’être douce. Je pense que d’autres avant moi ont tenté cette approche, mais elle a du voir tant de psychologues qu’elle doit connaître toute nos tactiques. Elle ne répondit pas, évidemment.

-Ça doit te paraître être une énième séance avec un inconnu complètement futile, mais même si ça l’est, je suis contente de te connaître.

Face à son silence, j’essayais de deviner ce qu’elle pouvait penser, comment est-ce qu’elle pouvait réfléchir, maintenant qu’elle était plus qu’un nom de substitution, maintenant qu’elle était là, devant moi. Plus que son obstination à ne pas répondre, elle ne bougeait pas. Rien. Aucune réaction à mes paroles. Un faible soulèvement de la part de sa poitrine, c’est tout. Autant dire que la journée risquait d’être longue.

-Quel est ton nom ?

J’étais bien consciente que ma question était inutile. Mais elle était si jolie que son prénom devait l’être aussi. Et j’étais curieuse de ce que pouvait être cette appellation si belle.

-Bien sûr, on a du te le demander des centaines de fois, non ? Excuse-moi, je me demandais vraiment ce que pouvait être ton prénom …

Je ne savais pas vraiment quoi dire. Quel était mon but, au juste ? On voulait savoir d’où elle venait. Et comment étais-je censée lui faire dire ?

-J’aime beaucoup les tortues.

Pourquoi cette phrase ? Je ne sais pas. Mais ce n’est sûrement pas sur cette voie que j’allais lui arracher une information quelconque.

-Elles sont belles. Face au danger, elles se referment. Mais lorsqu’elles sortent de leur carapace, ce sont des animaux fascinants à observer.

Je cru apercevoir un bref clignement d’œil de sa part. Est-ce de ce genre de détails dont parle le dossier ? « Semble avoir son propre langage » ; je suppose qu’elle me dit qu’elle s’en fiche. Et bien moi, j’ai envie de continuer.

-En y réfléchissant, tu ressembles à une tortue. Tu te renfermes pour te protéger, n’est-ce pas ? Tu dois être très belle quand tu enlèves cette protection.

Je pensais comme je parlais. J’étais lancée, ses clignements d’œil ne m’arrêteraient pas.

-Je me demande de quoi tu peux bien te protéger. Est-ce de quelqu’un ou de quelque chose ? Et pourquoi, surtout. Qu’est-ce donc que ce secret qui t’as enfermée pendant dix années ? Qu’est-ce qui a bien pu ruiner ton enfance ainsi ? Je pense que tout le monde a droit à une enfance digne de ce nom. C’est une partie importante dans notre vie. Et à cause de je-ne-sais-quoi, tu en as été privée. Il te reste beaucoup de choses à voir et à découvrir, même moi je n’ai pas encore exploré tout ce que me réserve la vie, mais ton enfance aurait du être tes années les plus innocentes. Mais quelqu’un en a voulu autrement et t’as enlevé ce droit.

Mais qu’est-ce qui me prenait ? Je n’avais jamais réfléchis à tout ça. Est-ce ainsi que je comptais la sauver ? Je suis son dernier espoir, et je me permets de lui répéter ce qu’elle sait sûrement déjà ! Si je lui rappelle tout ça, ne voudra-t-elle pas plutôt se taire encore plus ? Loan ne serait sûrement pas très fier de moi. Mais en temps normal, j’écoute les autres, je n’ai pas l’habitude de parler autant.

-C’est injuste.

Je ne pouvais conclure autrement. Je m’affalais dans mon fauteuil, affligée, horrifiée et déconcertée. Elle ne bougeait pas. Elle ne parlait pas. Moi non plus. Une longue pause s’installa. Je n’avais plus rien à dire, j’avais pris conscience de la situation. C’était injuste. J’étais prête à la raccompagner, à mettre fin à la séance, en portant toute la responsabilité de ce que ce fait représentait, quand on entendit une voix qui brisa le silence. Je crois que ces mots, cette voix, c’était les plus beaux que je n’avais jamais entendus. Ils représentaient l’espoir. L’espoir d’un Homme quand plus personne ne peux l’aider, à part lui-même. Cet Homme avait décidé d’être sauvé. Je voulais réécouter ces paroles, encore et encore. C’était comme une musique enivrante. Redis-le. Redis-le. Redis-le. Je savais que je ne le réentendrais pas, cet espoir, et que même si c’était le cas, il n’aurait plus rien de la merveilleuse et envoûtante sensation qui c’était répandu en moi la première fois. « Eve », ce prénom lui allait si bien.